Trois heures de plus à vivre (par semaine) comme on l’entend

Trois heures de plus à vivre (par semaine) comme on l’entend

Devant la porte de l’usine le travailleur soudain s’arrête
le beau temps l’a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l’œil
familièrement
Dis donc camarade Soleil
tu ne trouves pas
que c’est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron?

Court poème de Jacques Prévert intitulé « le temps perdu » comme possible entrée en matière pour le sujet que j’ai eu à présenter, en l’occurrence  les 32 heures et la culture.

Le rapport entre les deux ne saute pas spontanément aux yeux.

L’un est tangible et mesurable, puisqu’il s’agit de réduire de 3 heures la durée légale de travail hebdomadaire.

La culture, pour sa part, est une grande nébuleuse, difficile à définir, à l’occasion intimidante, surtout quand elle est associée à des souvenirs scolaires désagréables, d’autant qu’elle est souvent hissée sur un piédestal avec un « C » majuscule, ce qui contribue à ce qu’elle soit perçue comme inaccessible. En cela, la culture reste à être amplement désacralisée et démythifiée.

Intéressant de constater qu’en allemand, le terme « Kultur » correspond à ce qu’en français on appelle « civilisation ». Pour l’acception française de « culture », l’allemand utilisera « Bildung », soit « éducation, formation », ou encore « Wissen », le savoir.  Un éclairage qui confère aux 32 heures une dimension culturelle en soi, puisqu’on a coutume de dire que tout progrès social est une avancée de civilisation.

La culture est évidemment plurielle et diverse, se manifeste sous différentes modalités, et il importe qu’elle le soit et qu’elle le reste, diverse, et constitue en cela un vecteur d’affranchissement et d’émancipation, comme l’est pour sa part la réduction du temps de travail. À noter que la lutte pour limiter la durée du travail porte à la fois sur la journée, la semaine, l’année et sur l’ensemble de la vie, soit la retraite.

Ce n’est pas un hasard si les plus importantes bagarres ouvrières ont porté sur cette question, ainsi les luttes pour la journée de huit heures. Et on retient du Front populaire avant tout les quinze jours de congés payés et la semaine de 40 heures bien plus que les augmentations de salaires pourtant non négligeables.

On remarquera aussi au passage que les augmentations de salaires sont plus facilement concédées que les réductions du temps de travail, et ce n’est pas fortuit : c’est sur la durée du temps de travail que se réalise le profit capitaliste, soit ce qu’on appelle le « surtravail », le temps de travail supplémentaire à celui nécessaire pour assurer les moyens d’existence, qui ne représenterait aujourd’hui, grâce aux gains de productivité, plus que deux à trois heures quotidiennes.

 Ce temps retrouvé, restitué, ou plutôt repris et désaliéné, soustrait à l’obligation de le céder en échange d’un salaire, ces trois heures de plus à vivre en en disposant librement, est susceptible de générer  une disponibilité plus grande, une curiosité au monde accrue, bref, d’élargir l’intérêt à la culture, quelles qu’en soient les déclinaisons.

Il y a en premier lieu une culture technique, une culture du travail : la pointe de flèche en silex, le feu, la roue sont sans doute les premiers acquis culturels de l’humanité, précédés ou suivis par le langage, ou encore les fameuses peintures rupestres, qui constituent sans doute le premier regard réflexif, artistique en l’occurrence, de l’humanité sur elle-même.

J’ai beaucoup pensé en préparant cette présentation à un ancien métallo de la SACM, cégétiste d’ailleurs, qui passe sa retraite avec des tours et des fraises à fabriquer de petites pièces de métal, ce qu’il avait fait toute sa vie à l’usine, mais là, c’est pour le plaisir ou par passion, par amour du travail bien fait. Ce qui interroge sur le sens et la nature de ce qu’on appelle travail, distinct de l’emploi.

On peut se demander si cette culture technique, premier maillon culturel, n’est pas aujourd’hui mise à mal par la perte des métiers liée entre autres à la désindustrialisation.

S’ajoutent à celle-ci la culture scientifique (sciences exactes et sciences humaines), la culture politique et par extension, syndicale (les Grecs anciens allaient au théâtre par devoir civique car il parlait à l’occasion du rapport au pouvoir) la culture « physique » et sportive, ne l’oublions pas : les champs de la culture, on le voit, sont vastes.

Pourtant, la culture est  réduite la plupart du temps à sa seule dimension artistique, soit le théâtre, le cinéma, la danse, la musique, les arts plastiques, la littérature, le cirque.

La majeure partie de la population reste à l’écart du spectacle vivant, victime de mécanismes d’exclusion et d’auto-exclusion, laissant la fréquentation des salles de spectacle et des musées pour l’essentiel aux couches socio-culturellement familiarisées avec les objets en question. 

On oublie aussi au passage que les disciplines artistiques ne sont pas uniquement destinées à être « consommées », mais également pratiquées.

Parce que la propriété de l’art est de transformer le réel par l’imagination, il est un allié de choix pour qui ambitionne de changer la société.

Un vieil impératif idéologique plane au-dessus de nos têtes, qui pèse encore et dont il serait naïf de nous croire entièrement libérés : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Ancienne culpabilisation latente qui nous fait oublier que ce n’est pas une raison pour transpirer du matin au soir d’une part,  et  d’autre part, que notre sueur sert aussi à accumuler les fortunes parfois colossales d’une poignée d’oisifs et de parasites – ce sont les termes qu’on employait il y a deux siècles – qui eux se dispensent largement de se conformer à cette injonction de sudation issue de la morale religieuse. Entretemps, ils ont même réussi à détourner et a nous retourner les reproches de paresse pour stigmatiser les chômeurs, les immigrés, les jeunes. « Le droit à la paresse », avait écrit Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx.

Réduire le temps de travail, c’est réduire la fatique physique et/ou morale qui fait qu’en rentrant chez soi, on va préférer regarder à la télévision une comédie légère genre « les bronzés 4 » qu’on aura oublié sitôt le mot « Fin » apparu, plutôt  qu’un film dramatique iranien en noir et blanc et en VO même sous-titré que, par contre, on gardera longtemps en mémoire, parce qu’il nous aura interrogé, nourri et qu’il aura peut-être contribué à changer notre regard sur le monde.

La culture nous aide à aiguiser notre sens critique, à augmenter notre capacité à résister au discours dominant, à la pensée unique. À se réapproprier le langage, pour ne plus se laisser impressionner par la rhétorique manipulatrice des porte-parole du pouvoir, pour pouvoir décrypter ce qui se cache derrière leur vocabulaire ambigü et à double sens.

Pour cela, il faut du temps, et on s’apercevra bientôt que 32 heures, c’est encore trop, 3 heures de gagnés trop peu, et que la liberté et le droit d’ apprendre, de connaître, de s’émouvoir et d’aimer méritent mieux que ça.

Et ce, à l’heure où s’accumulent les signes patents d’un sabordage systématique de l’école publique, vecteur de développement culturel non pas unique, mais fondamental et indispensable.

Daniel MURINGER

Pour finir comme pour commencer, un poème, cette fois de Nazim Hikmet, qui a eu sa dose d’emprisonnement et de tortures.

Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau,
Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.
Tu es terrifiant, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand l’équarisseur lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus étrange des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
Nazim Hikmet
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Daniel Muringer

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