On n’arrête pas le progrès ! Cet adage revêt depuis quelques décennies une tournure pour le moins kafkaïenne, tant ce progrès emprunte de nouvelles technologies qui n’ont rien d’essentiel si ce n’est le profit. Au prétexte d’une « croissance économique » indispensable, paraît-il intrinsèque au consumérisme non bridé, pour le « bonheur » et le plaisir des peuples, les classes aisées entendent concrétiser les rêves que tout humain ferait, bien au-delà de celui d’Icare, à savoir, voyager dans l’espace. Or, Kafka, le « maître » de l’absurde, s’en retourne vertigineusement dans son cercueil tant l’insensé extrait d’humanité pousse l’imbécile vanité des richissimes ennuyeux à rivaliser avec les astres, alors que les plus humbles – et fort heureusement – resteront confinés sur le plateau des vaches.
Jeff Bezos – que l’on ne présente plus – a concrétisé son septième ciel le 20 juillet, en décollant vers l’espace avec sa capsule New Shepard. Neuf jours plus tôt, le milliardaire Richard Branson l’avait précédé pour la même raison : voir la planète bleue d’en haut. Ou d’en bas. Question relative à l’espace, vu que, être en bas ou en haut, à droite ou à gauche, ne signifie rien, si ce n’est de cette vanité de vouloir voir et prendre les choses de haut.
Les mass-média s’en sont donné à cœur joie, relatant les deux événements comme information prioritaire.
Parlons coût
Détail pour le moins terre à terre qui a un coût, économique, écologique, social, politique : excluant l’investissement du projet (la recherche, la navette, la piste, etc.), le voyage à lui seul se situerait autour de 250 000 $ pour quelques minutes à la frontière de l’espace. La course au cosmos que se sont lancée des milliardaires, inaugure une nouvelle industrie, celle du tourisme par-delà la sphère terrestre. Et si rien n’est fait pour les en dissuader, l’injustice sociale aura trouvé un nouvel atout de légitimité à l’enrichissement, où les millions de millionnaires se sentiront davantage obligés d’atteindre le point culminant de la pyramide sociale, dans l’espoir d’accéder à devenir milliardaires, alors que ces derniers ambitionnent à devenir billionnaires. Les milliardaires états-uniens ont gagné 434 Mds/$ sur le dos de la pandémie de Covid-19. Bezos a, lui, accru sa fortune de plus de 34 Mds/$, atteignant le record d’un avoir de 147 Mds, effleurant le PIB d’un Etat comme la Hongrie. Ainsi l’accroissement des écarts de revenu riche/pauvre autorise des caprices davantage irresponsables.
Cette abyssale insouciance a également un coût écologique monumental, puisque les milliardaires projetant cette « villégiature » se comptent déjà par centaines ; le retour sur investissement est des plus prometteurs. Selon une étude de ce nouveau marché (1), d’ici dix ans, l’industrie du tourisme spatial pourrait dépasser des montants d’une dizaine de Mds/$ et connaîtrait une croissance de plus de 17 % par an.
En septembre 2018, le milliardaire japonais Yusaku Maezawa a acheté à Elon Musk les services du système Starship de son entreprise SpaceX pour un voyage autour de la Lune, à partir de 2023. Entre 2001 et 2009, huit billets pour embarquer en compagnie d’astronautes à bord du vaisseau russe Soyouz ont été vendus. Objectif : la station spatiale internationale (ISS) ; un aller-retour entre 20 et 35 millions/$ pour une place.
Les conséquences environnementales et les tarifs varient selon les distances à parcourir. Les moins éloignés du sol seront donc les plus nombreux puisque plus « économiques ». A l’inverse, les vols extrêmement polluants seront très chers et donc moins nombreux.
Tester l’apesanteur dans un vol parabolique : (2) pour 6 000 euros, on peut déjà s’offrir un vol dans un avion enchaînant une succession de paraboles, permettant de ressentir la pesanteur réduite de Mars ou de la Lune, et de flotter douze fois en apesanteur pendant une vingtaine de secondes. Ainsi la société Novespace a embarqué 1 856 passagers sur 217 vols, durant chacun un peu plus de deux heures, soit la durée – et la pollution – d’un vol Paris-Varsovie. Les pro-touristes orbités prétexteront que la pollution totalement engendrée de ce caprice reste modeste au regard des 915 millions de tonnes de Co2 (M/T/Co2) émises en 2019 par les 4,5 Mds de passagers de l’ensemble des vols commerciaux (avec une moyenne de 100 000/ jour avant le Covid19).
Voir la courbure de la Terre en vol suborbital : aller dans l’espace nécessite d’aller au-delà de 100 km d’altitude, vol dit surborbital, la vitesse du vaisseau étant insuffisante pour le placer en orbite. Son vol balistique permet d’expérimenter l’apesanteur durant plusieurs minutes tout en admirant la rondeur de la planète. 250 000 $ pour « apporter » la preuve que « notre » Terre est bien sphérique (sic). La compagnie Virgin Galactic, appartenant à R. Branson, avait annoncé il y a un an avoir déjà vendu 600 billets, et que 9 000 client-es auraient déjà exprimé leur intérêt. La société Blue Origin de J. Bezos est aussi sur les starting-blocks pour vendre du suborbital culminant à environ 100 km.
D’après le rapport d’évaluation environnementale du SpaceShip Two, l’estimation (sous-estimée ?) d’émission de Co2 d’un vol complet est de l’ordre de 27,2 T. À raison de 6 passagers par vol, cela fait 4,5 T de Co2 par passager. Ce qui correspond à faire le tour de la Terre, seul, dans une voiture moyenne. Pour quelques minutes d’apesanteur, cela représente plus de deux fois l’émission individuelle par an (« budget Co2 ») permettant, selon le GIEC, de respecter l’objectif du +2 °C de l’accord de la Cop21. Autrement dit, chaque passager méprisera joyeusement cette intention et dérobera le droit d’émettre à la place de ses semblables.
La propulsion hybride du SpaceShip Two ne produit pas que du Co2. Le vaisseau défèque également de la suie, résultant de la combustion incomplète d’un mélange de protoxyde d’azote liquide et d’un dérivé solide du polybutadière-hydroxytéléchélique. Une étude scientifique de 2010 précise que 1 000 vols suborbitaux par an produiraient environ 600 T de suie ; celle-ci, restant à peu près dix ans en suspension dans la stratosphère, entre 30 et 50 kilomètres d’altitude, contribuerai à modifier le climat à l’échelle de la planète entière – même si tous les tirs partaient d’un même lieu. En comparaison, l’aviation civile semblerait presque propre : elle émet plus de suie au total, 7 200 T/an, mais à des altitudes de l’ordre de 10 kilomètres, ce qui réduit leur durée de suspension et permet leur lessivage par les pluies.
Visiter la Station spatiale internationale (ISS) : en 2009, avec la mise en service des modules européens et japonais, l’équipage des expéditions vers l’ISS est passé à six astronautes des pays l’ayant financée. Cette obligation ne laisses aucune place pour un passager privé. L‘agence spatiale russe a dû interrompre les vols touristiques, mais ces excursions vont reprendre « grâce » à la société Space Adventures. Après des années d’absence, les États-Unis ont en effet retrouvé leur capacité à ballader des personnes dans l’espace suite au succès du vol de qualification de la capsule Crew Dragon lancée par SpaceX en mai dernier. Le tarif pour cette escapade devrait tourner aux alentours de 100 M/$. À un tel tarif, pour réaliser l’aller-retour et le séjour, « seuls » onze mille (au bas mot) bourgeois-es en possession de 250 M/$ pourront se payer ce luxe, après avoir passé des tests d’aptitude physique au vol spatial.
Les 119 T de kérosène raffiné utilisées par le premier étage de la fusée Falcon 9, produisent, lors de leur combustion contrôlée, une énergie comparable à celle dégagée par la récente explosion qui a ravagé le port de Beyrouth, soit l’équivalent de 1 220 T de TNT. D’après le rapport d’évaluation environnemental du lanceur, le vol complet, avec récupération de la capsule habitée grâce à des navires spécialisés et un hélicoptère, émettra 1 150 T de Co2, l’équivalent de 638 ans d’émission d’une voiture moyenne parcourant 15 000 km/an, bien plus qu’un chassé-croisé de vacanciers sur l’autoroute ! À raison de quatre passagers par vol, cela fait près de 290 T de GES/passager. Autrement dit, un touriste en orbite vaut 65 touristes suborbitaux et presque 160 années d’émission d’une automobile… No comment !
Objectif Lune
Après Tintin, Milou et le capitaine Haddock « on » pourra très bientôt voler aussi ; autour de la Lune est la première étape. La société Maezawa ne sera bien entendu réservée qu’à des milliardaires, qui sont toutefois plus de 2 400 (sans leurs proches) et dont le nombre gonfle constamment. Le vaisseau Starship, à bord duquel s’effectuera leur voyage, est le second étage de la fusée Super Heavy, le lanceur orbital super-lourd et réutilisable, développé par SpaceX.
Le dernier rapport environnemental de ce lanceur indique que l’ensemble Starship/Super Heavy produit en toute « modestie » quelques 3 750 T/Co2 pour chaque voyage. Le projet DearMoon prévoyant d’embarquer de six à huit personnes, produit des émissions individuelles comprises entre 470 et 625 T/Co2. Chacun brûle donc en un aller-retour de quelques jours le « budget Co2 » annuel de plusieurs centaines de personnes. Mais, reste inférieur des 1 630 T/Co2 que lâche tous les ans Bill Gates pour ses déplacements en jet privé.
En prime polluante, il nous reste le coût environnemental de la construction des pas de tir : de l’extraction, du béton, des infrastructures, du transport, de la transformation de matériaux pour la masse totale des fusées (acier, métaux rares, aluminium, etc.), de la terre arable supprimée…
A Roissy, l’aéroport occupe environ le tiers de la superficie de Paris intra-muros (32 km2), pour plus de 470 000 mouvements d’avions/an et près de 70 M de passagers. Les vols suborbitaux prévus par Virgin Galactic s’opèrent du Spaceport America au Nouveau-Mexique, dont la superficie de 73 km2 ne servira tout au plus qu’à 1 000 vols/an.
Voler pour voler
Le GIEC a rendu public, ce 9 août, son dernier rapport qui fait état des connaissances sur le changement climatique, en détaillant notamment, la multiplication à attendre des événements extrêmes (canicules, inondations, tsunami, feux…). Il avertit qu’il reste à peine vingt ans pour limiter le pire. Une condition : amener les émissions de gaz à effet de serre (GES) à zéro. Pendant que les gouvernements propagent à hue et à dia aux classes populaires qu’elles doivent trier, acheter l’auto électrique, rouler à 80 km/heure, respecter l’environnement, la bourgeoisie s’octroie – comme d’habitude – TOUS les droits.
Les 1% les plus riches, responsables de deux fois plus de GES que la moitié la plus pauvre de l’humanité, n’en n’ont cure. Avec leurs yachts et leurs avions d’affaires, leurs bagnoles valant une fortune, leurs châteaux et autres manoirs, leurs résidences multi-secondaires, leurs personnels, les voilà qui s’entendent pour coloniser le cosmos et en faire une marchandise. Le nouvel hobby obscène de ces rentiers entretient l’illusion de toute-puissance, tout en entraînant de graves dérèglements de la biosphère terrestre. Et lorsque des économies d’échelle dues aux améliorations techniques rendront le tourisme spatial accessible à l’ensemble de la bourgeoisie huppée, la pollution n’en sera que plus destructrice, s’ajoutant aux dégradations provoquées par nos sociétés en général.
La science, dans sa globalité, a ouvert les yeux des humains, non pas pour améliorer la relation de ses composantes, non pas pour œuvrer à la sorofraternité, mais, au-delà de se soustraire temporairement de la proximité des « gueux », pour permettre à une minorité de décider pour tous et toutes, afin d’assouvir le vice de la possession, de la puissance, finalement de la destruction des rapports avec la nature et avec ses contemporains. Comme quoi, l’intelligence est de façade et la bêtise est reine dans les coulisses.
En autorisant ce nouveau caprice destructeur et donc assassin, les crésus ambitionnent d’être encore plus richards, les pauvres le seront donc davantage. Pendant que ces cousus d’or jouissent de leur fortune dans un environnement sain, fleuri, respectueux jusqu’à la limite de leur propriété, les plus modestes « crèvent » dans des camps de réfugiés, dans des bidonvilles, ou chôment dans les quartiers défavorisés.
A quand la révolte contre toute richesse matérielle ?! Et placer tous les rupins sur orbite – définitivement !
Source : Slate.fr – France Info
(2) Auteurs : Roland Lehoucq, chercheur en astrophysique au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Emmanuelle Rio, enseignante-chercheuse en physique à l’université Paris-Saclay et François Graner, biophysicien et directeur de recherche CNRS à l’université de Paris. Article de septembre 2020 mis à jour après le vol spatial de Richard Branson.Article paru dans le n° 75 – août 21 – de la revue PES (Pour l’émancipation sociale).
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