Lois liberticides (suite) : de l’opportunisme au despotisme

Lois liberticides (suite) : de l’opportunisme au despotisme

Le média d’outre manche, The Economist, vient de publier son rapport annuel pour 2020 sur l’état de la démocratie dans le monde. 167 pays sont analysés, passés au crible de 60 critères répartis en cinq catégories : processus électoral, libertés civiques, fonctionnement du gouvernement, participation politique et culture politique. La France, passe de « démocratie à part entière » à « démocratie vacillante ».

La presse bourgeoise française l’explique par la lutte entreprise par le gouvernement contre le coronavirus. Mais pas seulement, n’oublions pas que la constitution de la V° République autorise le glissement autocratique. Selon The Economist, seuls 8,4% de la population mondiale vit en 2020 en « démocratie à part entière », dans des Etats nordiques notamment, mais aussi en Asie où la stratégie zéro covid fut pourtant promptement appliquée : Japon, Corée du Sud, Taïwan.

Certes, les critères établis par le média anglais sont fondés selon une doxa de démocrates bourgeois, car en fait, il n’y a pas de véritable démocratie dans un monde où règne politiquement et institutionnellement la discrimination, qu’elle soit de classe, de race, de caste, de genre…, où la misère économique sert de variable d’ajustement aux investisseurs et où les libertés fondamentales sont bafouées au rythme des extravagances des sérails.

Absolutisme élyséen

Le choix élyséen quant à la manière de contrer l’épidémie, s’appuyant sur un Conseil de défense (à l’instar d’autres crises) et sur l’état d’urgence, cristallise son absolutisme. The Economist ne s’y est pas trompé en disqualifiant ce pays selon ses critères significatifs, alors même que le projet liberticide n’est pas encore annoncé.Nous pouvons donc affirmer qu’en France, s’il demeure en effet des espaces démocratiques, ils se réduisent drastiquement !

Par exemple : s’il y a urgence à prendre des décisions afin de contrer la pandémie depuis maintenant un an, un débat sur la problématique contre le virus aurait pu être proposé (1), sans remettre en cause les premières décisions urgentes. Or, depuis mars dernier, les gesticulations arbitraires, gratinées pourtant de contradictions et d’hésitations, dédaignent les confrontations d’idées, d‘expériences, de savoirs, qui sont l’expression de la démocratie.

Ces constatations nous ramènent immanquablement au projet liberticide développé de manière non exhaustive dans nos deux précédentes parutions. Le régime autoritaire de L’État est édifié pierre par pierre, au gré des mandatures, au moins depuis la présidence de Jacques Chirac. Voilà pourtant des années que les travailleureuses dénoncent une « lepénisation » des politiques de « sécurité » et d’immigration.

« Sécurité globale » et « respect des principes républicains » (séparatisme) ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe, mais sont le continuum du paradigme juridique, politique et philosophique d’un mouvement normatif sécuritaire que le chef de l’État désire ardemment conclure : un état d’urgence permanent en quelque sorte.

Pour Hassina Méchaï (2), l’état d’urgence a été indolore pour la grande majorité de la population, tout juste matérialisé par des soldats armés patrouillant. Or l’état d’urgence est l’équivalent d’un mécanisme juridique et administratif, porteur d’une violence réelle et symbolique.

Les autorités ont pu limiter ou interdire l’affluence dans certains lieux et les réunions publiques, voire fermer provisoirement divers lieux publics. Il a autorisé des perquisitions administratives, interdit de séjour certaines personnes, prononcé des assignations à résidence ou banalisé les interdictions de manifester.

Replis de l’action publique

Claire Hédon, défenseure des droits précise : « Il semble ainsi qu’à l’instar de précédents textes de loi, en particulier ceux relatifs aux différents états d’urgence depuis 2015 (…), l’action publique se replie dans la facilité apparente de la restriction des libertés ». D’autres institutions chargées de défendre les droits et libertés dénoncent « une tendance générale au renforcement global du contrôle de l’ordre social (…) ».

Cinq grandes lois de liberté sont modifiées ou impactées par ce projet de loi : celles de 1881 sur la liberté de la presse, de 1882 sur l’instruction primaire obligatoire, de 1901 sur les associations, de 1905 sur la séparation des religions et de l’État, de 1907 sur l’exercice public des cultes.

Il y a une contradiction inhérente à l’état d’urgence tout autant qu’à l’État sécuritaire : limiter la liberté au nom de sa défense et menacer des droits et principes au nom de leur protection.

Le projet concerne quasi tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis. Rappelons que les « principes républicains » de 1946, repris en 1958 veillent précisément à l’accomplissement des libertés fondamentales ; c’est un contre sens d’abîmer ces principes au nom de leur respect.

Là où, poliment, les médias notent des paradoxes, il convient d’y voir simplement une escroquerie, une tromperie de l’éthique.

Les opinions des salarié-es limitées

La laïcité de 1905 pose le principe de « neutralité » des services publics, donc de ses agent-es dans l’exercice de leur fonction, en matière – notamment – religieuse. Cette neutralité sera étendue aux salarié-es des entreprises délégataires de service public, ainsi qu’aux entreprises ayant passé un contrat de commande publique ayant pour objet, en tout ou partie, l’exécution d’un service public.

Le chef d’entreprise devra veiller à ce que tout-e employé-e auquel il confie pour partie l’exécution dudit service s’assure du respect des obligations de neutralité. Le texte prévoit qu’ils/elles devront s’abstenir de manifester leurs opinions, notamment religieuses. Ce notamment laisse entendre que  l’expression de la question religieuse ne serait pas la seule concernée ?!

Quelles autres « opinions » sont visées (syndicales) ? et envers qui ? De plus, qu’est-ce que la « manifestation d’une opinion », des signes distinctifs (vêtements, régime alimentaire, règles de vie, bénévolat, militantisme…) ?

De facto, la laïcité imposera l’obligation de neutralité non plus à l’État mais aux personnes. Une telle inversion ferait de l’État l’arbitre et le juge du degré des opinions acceptables ou pas. De quoi exacerber les tensions sociales.

De l’état d’urgence au droit commun

La France vit sous le régime dérogatoire de l’état d’urgence. Ce régime suspensif de garanties de droits et libertés accorde des pouvoirs extraordinaires aux autorités administratives. Suite à l’attentat du Bataclan, les autorités réactivent l’art.6 de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence. Article reformulé à l’art.4 de la loi 20 novembre 2015, qui précise : « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

La rédaction de 1955 ne prévoyait cette mesure que pour les personnes dont « l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Le glissement juridique est saisissant : on passe d’une activité à un comportement, d’une matérialité du comportement « avéré » à de « sérieuses raisons de penser ».

De l’objectivité à la subjectivité. De la légalité à l’arbitraire potentiel. Ce dispositif dérogatoire a été inscrit dans le droit commun par la loi SILT du 30 octobre 2017 (3), reprenant la formulation de : « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’Art.3 de sécurité et l’ordre publics » et ajoute « et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes ».

Avec cette énonciation, le terrorisme n’est plus uniquement un acte politique violent et meurtrier, il est aussi une opinion et dans la relation. Or qui décidera de la nature répréhensible d’opinions et de fréquentations ?

L’état d’urgence est banalisé : la réponse punitive est confiée à l’administration et ne relève plus des prérogatives du contrôle judiciaire. Cette normalisation des mesures d’exception étend largement les pouvoirs de la police administrative (4).

L’invocation par l’État de problèmes de sécurité nationale ou de terrorisme s’est traduite par la pénalisation de nombreuses formes d’expression ciblant des militant-es, des j ournalistes, ou des citoyen-nes lambda ; la propagation de la qualification de « radicalisation » ne visant de prime abord que les « djihadistes », est désormais étendue à d’autres mouvements : Gilets jaunes, militants écologistes, syndicalistes de lutte, groupes politiques et d’opinions.

Ainsi, le droit administratif intervient par anticipation, voire par prédiction. Il se fait punitif et répressif. Pour la juriste Mireille Delmas-Marty, la pérennisation de l’état d’urgence a pu créer un « circuit bis », puisque le droit pénal ordinaire reste en place avec la pleine garantie des droits fondamentaux. En parallèle, un droit pénal « abâtardi », qui mêle police administrative et mesures coercitives par anticipation.

Avec le paradigme de l’état d’urgence, s’esquisse une forme de neutralisation des expressions citoyennes, anticipant et pénalisant leurs comportements jugés non conformes. Tout se joue sur la question du pouvoir de mettre la vie de chacun-e sous tutelle, notamment dans l’occupation de l’espace public, où la question pénale glisse de l’innocence vers la culpabilité ; il s’agit moins pour chacun-e de prouver qu’il/le n’a pas commis une infraction pénale que de démontrer sa non dangerosité. L’état d’urgence sanitaire est venu marquer ce glissement.

Si la loi « sécurité globale » a bien mobilisé, celle dite « des principes républicains » interpelle moins. Pourtant, toutes deux portent les mêmes potentialités liberticides et forment ensemble une articulation. C’est le même silence qui a accompagné l’état d’urgence.

Et le mouvement social n’a pas tiré toutes les leçons : l’état d’urgence (non sanitaire) a surtout ciblé les musulmans dans une société française marquée par un rapport à l’altérité parfois compliqué. Or l’islam est un des principaux référents religieux du prolétariat précarisé en France. L’approche extrêmement ambiguë de la part de l’administration portant une confusion entre islam, islam radical et djihadisme, produit l’amalgame, les trois notions se retrouvant ainsi confondues, permettant ainsi en parallèle d’évacuer la véritable question : l’action du capitalisme sur une catégorie de classe d’une part, et de la division permettant la conflictualité entre différentes origines cultuelles ou culturelles d’autre part.

La construction de l’ennemi par delà le « djihad »

Pour Hanissa Méchaï, le « terrorisme », « le communautarisme » et désormais « le séparatisme » sont rassemblés dans des lois d’exception d’abord contre ce que Hannah Arendt qualifiait de « groupe diffamé » ou « paria », à la fois « dehors et dedans ». La population se scinde en deux : celles/ceux pour qui la règle générale reste applicable et celles/ceux pour qui une justice d’exception sera la règle.

Par ailleurs, l’état d’urgence interroge les rapports structurels qu’entretiennent la violence d’État, la militarisation de la police, la mondialisation de la question du terrorisme et la gestion des populations. « Il existe un lien entre l’interventionnisme extérieur et l’état d’urgence intérieur, car certaines forces à l’œuvre sont convergentes : détérioration économique, montée du nationalisme, implosion sociale, usage de la violence », observe Claude Serfati.

Les actes de guerre à l’extérieur des frontières nationales sont traités comme des opérations de maintien de l’ordre et les opérations de maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières, comme des opérations de guerre. À travers ces projets de loi, la construction de l’ennemi déborde désormais du cadre du seul « islamiste » et le confusionnisme qu’entretient l’État « impose » l’incompréhension, atout majeur dont la finalité est d’avoir raison.

Un État de droit sain porte l’équilibre entre les droits garantis par la constitution qui constituent les valeurs de la société et la nécessité de préserver l’ordre public. Or, l’état d’urgence a rompu cet équilibre. Il induit une transformation radicale de l’équilibre des pouvoirs institutionnels et constitutionnels.

Une « dé-démocratisation », telle que définie par le philosophe Étienne Balibar comme « à la fois la montée des mécanismes autoritaires et sécuritaires, la perte de légitimité et de représentativité des institutions parlementaires, le déplacement des centres de pouvoir réel hors d’atteinte du contrôle et de l’initiative des citoyens ».

Seul le scénario régalien perdure

En France (et ailleurs), le rôle du gouvernement est d’assurer la sécurité afin que la population puisse jouir de ses droits. Avec l’état d’urgence, afin d’assurer cette sécurité, l’idée des dirigeants est qu’il faut comprimer ces droits. Cette redéfinition est insidieuse, elle renforce la « frontière » entre les pouvoirs de l’État et les droits des personnes. Mais aussi entre les différentes strates de pouvoirs eux-mêmes, au profit de l’exécutif et l’administratif.

L’État de droit implique l’équilibre entre le droit à la sécurité et le droit à la sûreté – droit fondamental protégeant chacun-e contre l’arbitraire : arrestation, emprisonnement, condamnation. Avec l’état d’urgence, au nom du droit à la sécurité, le droit à la sûreté s’annihile.

L’état d’urgence handicape également les institutions publiques (collectivités territoriales notamment), celles-ci se trouvent considérablement ralenties dans l’exécution de leurs politiques économiques et sociales. Le champ d’action de l’État ne se concentre que sur les questions sécuritaires.

N’a t-on pas « apprécié » l’utilisation opportune de l’état d’urgence (anti-terroriste), contre les Gilets jaunes, es militant-es écologistes, es opposants de la loi Travail ?! Ce régime particulier, censé barrer la route au terrorisme, aura été utilisé sciemment à la fois contre contre les mouvements sociaux et contre les quartiers populaires.

En pleine pandémie, alors que les indicateurs sociaux s’affolent, la question se pose : à quoi vont servir socialement les lois sécuritaires ? L’histoire nous apprend qu’un État sécuritaire est également fortement légaliste. Le philosophe Giorgio Agamben note que : «  l’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Plus l’État est sécuritaire, plus il aura besoin d’une architecture juridique pour le porter et le justifier. Jusqu’à changer de nature et cesser d’être un État de droit ? En cela, n’est-ce pas alors là l’indice éclatant de sa propre radicalisation ? ».

Tout le monde aura compris que ces nouvelles lois liberticides sont le pendant et la continuité de l’état d’urgence, mais l’oxymore ne gène pas le moins du monde Macron & consort et toute la nébuleuse droitière.

Dans cette atmosphère « nauséabonde » consistant à inciter à la délation de son voisin, des opinions coupables, la démocratie est en état d’obsolescence programmée.

Ce chef de l’État et son gouvernement sont de « dangereux bricoleurs ». Les accusations d’islamo-gauchisme sont à l’image de leur volonté de discréditer toute opposition » ; en d’autres temps, les mêmes fachos dénonçaient le « judéo-bolchévisme ».

On peut s’interroger également sur la scandaleuse émission de France 2 (service public), débat LePen/Darmanin du 11 février, sans doute « commandée » par le gouvernement. Il joue avec le feu en racolant sur les thèses du fascisme, il espère le devancer, Darmanin allant jusqu’à accuser Le Pen de « mollesse ».

La rébellion est aujourd’hui indispensable ! Or, plus de temps mettront les travailleureuses à la résistance, plus longs et plus durs seront les combats pour reconquérir les libertés. A bon entendeur…

Sources : bastamag et autres médias

(1) Un collectif de 30 000 personnes, regroupant médecins, soignant-es, scientifiques… et plus de 100 000 citoyen-nes, a lancé l’Appel du 9 janvier, en directiondespersonnels de santé, des citoyen-nes et des scientifiques, en désaccord avec la gestion sanitaire telle qu’elle est développée par le gouvernement et conseillée par un « comité scientifique aux nombreux conflits d’intérêts (…) https://stopcovid19.today/.

(2) Hassina Méchaï, journaliste au Point, puis à Le Média, Bastamag… a fondé le journal Ehko média.

(3) La loi SILT du 30 octobre 2017 renforce la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme,  institue des mesures de prévention contre le terrorisme, comme les périmètres de protection, les assignations individuelles à un périmètre géographique, ou des perquisitions.

(4) La police administrative est l’activité de prévention des troubles à l’ordre public. Depuis le Code des délits et des peines de 1795, elle est distincte de la police judiciaire, chargée de la répression. Cette distinction fonctionnelle est mise à mal dans de nombreux cas. Ainsi, la gendarmerie nationale a des missions à la fois de police administrative et de police judiciaire. De même, un contrôle d’identité peut être effectué par l’une ou l’autre selon les situations. (Wikipédia).

Article paru dans le n° 70 de la revue PES (Pour l’émancipation sociale)

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Jano Celle

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