Turquie : fuite en avant d’Erdogan

Turquie : fuite en avant d’Erdogan

Une guerre de basse intensité, avec ses conflits territoriaux et/ou énergétiques, où les religions et les nationalismes sont instrumentalisés au profit des intérêts d’une minorité (Syrie, Ukraine, Caucase, Ethiopie, Yemen…), est exercée principalement contre les populations. L’État turc est l’un des principaux protagonistes des conflits en cours. Son président, Recep Tayyip Erdogan intensifie la répression des minorités de son pays, et de ses voisins dont la motivation tient en premier lieu à garder le pouvoir. Dernière gesticulation guerrière : lancer une nouvelle offensive terrestre dans le Rojava.

Nouveaux « martyrs »

Le 13 novembre, une bombe éclatait dans une artère principale du centre d’Istanbul, tuant six personnes et en blessant 80 autres.

A peine quelques heures après l’acte terroriste, la police arrêtait une jeune syrienne de 23 ans ; elle « avoua » avoir été missionnée par la coalition de trois organisations kurdes du Nord Syrien. Pour le président Erdogan, la marque de fabrique de cette opération a pour origine « le » PKK-YPG-PYD (1). Néanmoins, ne serait-il pas utile de se poser la bonne question : à qui profite le crime ?!

Et, comme si cet attentat ne profitait pas aux visées du chef de l’État turc, un nouvel attentat est perpétré en plein cœur de Paris à la veille des fêtes. Ce 23 décembre, date symbolique car proche des dix ans de l’attentat anti-Kurdes – très certainement perpétré par les services secrets turcs – qui avait assassiné trois militantes historiques le 10 janvier 2013 – et à la veille de la célébration de Noël – un homme armé d’un pistolet tire et tue trois personnes sur le perron du Centre Culturel Kurde Ahmet-Kaya dans le 10° arrondissement de Paris. Officiellement, c’est un acte purement raciste. William Mallet, en s’enfuyant, blesse trois autres hommes, deux Kurdes et un Français. Maîtrisé et désarmé par l’une des victimes, le terroriste transportait quatre chargeurs et une boîte de 25 munitions. Mir Perwer, Emine Kara et Abdurrahman Kizil payent de leur vie leur engagement pour le peuple kurde. Mir dirigeait le mouvement des femmes Kurdes de France.

Or, la date symbolique coïncide avec le lancement de la prochaine campagne pour les élections présidentielles auxquelles Erdogan entend être réélu pour la troisième fois consécutive, lui qui d’abord premier ministre puis président,  gouverne le pays depuis 2003.

Girouette et caméléon

L’ancien journaliste turc, Cengiz Kandar, dit de lui qu’il a les « qualités uniques d’un caméléon ». et tourne avec le vent telle la girouette. En effet, tous les moyens sont bons pour garder le premier fauteuil de l’État ! D’abord nationaliste dans sa jeunesse, il s’investit plus tard dans un « islamisme modéré et libéral » en cofondant l’AKP (Parti de la justice et du développement), pour, une fois au pouvoir, entreprendre un projet d’intégration à l’UE en 2003. Face au refus de Bruxelles, il va la prendre en grippe et  trouver de nouveaux intérêts en Eurasie, en Asie, en Afrique.

La géopolitique en plein bouleversement planétaire profite au président turc qui joue des coudes, ses amis lui reconnaissent un zèle légendaire, avec un culot qui jusqu’à maintenant lui réussissait plutôt : effronté en diplomatie comme en politique interne, il s’impose là où l’Occident pèche par faiblesse.

Sans scrupule, il soutient et arme des groupes djihadistes en Syrie depuis des années, pour aujourd’hui espérer une rencontre prochaine avec le dictateur syrien, Bachar El-Assad. Afin que celui-ci ferme les yeux lors d’une prochaine intervention terrestre de son armée contre les Kurdes du Rojava ? Serrer la main du « boucher » de Damas ? A cela Erdogan répond «  qu’il n’y a pas de place pour le ressentiment politique ».

Erdogan est un fauve combatif, il soutient également la communauté des Frères musulmans dans les pays où ils se révoltent ; forcément ses relations avec les Etats concernés s’en trouvent écornées.

En 2010, suite à une embellie de l’économie, tourné vers l’Occident, il parvient à amoindrir le pouvoir des militaires, ce qui l’autorise à « serrer la vis » à tous ceux de l’opposition… et de son camp. Six années plus tard, il déjouera une tentative de coup d’État, officiellement organisé par les adeptes du soufisme (branche ésotérique et pacifique de l’islam), communauté pourtant proche, à l’origine, de l’AKP.

Dans le conflit territorial qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan sur le Karabakh depuis l’extinction de l’Union Soviétique, Erdogan fournit armes et hommes aux Azerbaïdjanais, sans quoi ces derniers seraient bien moins belliqueux, et alors que Poutine se retrouve en porte à faux. Il prétend soutenir l’Arménie tout en ménageant Erdogan, celui-ci méprisant toujours les Arméniens depuis le génocide en 1915-16. 

Il prétend en parallèle ne désirer que de bonnes relations avec ses voisins, il se raccommode avec l’Arabie Saoudite, après l’avoir vertement accusée de l’assassinat du journaliste Jamal Khasoggi. Il fait de même avec les Emirats Arabes Unis, accusés initialement d’avoir soutenu les Turcs « putchistes » en 2016. Sans omettre qu’il retourne son animosité envers la Grèce en violant son espace aérien – afin d’imposer une solution de deux Etats à Chypre.

Si c’est une « coutume », elle témoigne d’une inquiétude croissante : entre janvier et octobre dernier, les Grecs ont comptabilisé 8 880 violations aériennes contre 2744 l’année précédente. Ces provocations récurrentes on poussé la Grèce à investir dans l’armement pour un montant de 10,3 Mds/$ rien qu’en 2019.

Homme de main de l’Otan

Par ailleurs, la Turquie fait la pluie et le beau temps sur le Bosphore. La région étant à un carrefour géo-stratégique, Erdogan interdit aux navires russes, tout comme à ceux de l’Otan et autres associés de Kiev de le traverser. Le chef turc est en position de force pour négocier avec les belligérants dans la guerre de Vladimir Poutine à l’Ukraine : s’octroyant un rôle clé sur le déblocage des ports en mer Noire, et refusant d’appliquer les sanctions contre la Russie, Erdogan s’impose comme le négociateur, voire le conciliateur le cas échéant. De plus, bien qu’il livre des drones armés à Kiev, il entend garder de bonnes relations avec le chef du Kremlin. Bizness is bizness !

Membre de l’Otan, la Turquie est sa 2° armée, elle compte 400 000 militaires, entraînés à la guerre et équipés d’un armement conséquent et moderne, elle achète aussi bien des armes à la Russie qu’à l’Occident, et en produit beaucoup. Sa participation à l’Otan est de plus en plus problématique, ses diatribes à l’égard de l’UE, son soutien actif à un Daesh renaissant, mettent en cause sa fiabilité vis-à-vis des puissances occidentales. D’ailleurs, depuis la guerre russo-ukrainienne, ces dérives diplomatiques sont difficilement tolérées, au regard des divisions des puissances occidentales..  

La demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan a permis à la Turquie d’approfondir sa politique d’affaiblissement du mouvement kurde. Elle a ainsi joué de son droit de veto pour forcer les deux candidats à signer un accord qui entérine notamment la répression du PKK, l’extradition de réfugié-es kurdes vers la Turquie et la mise en place d’un mécanisme interétatique de répression à l’encontre des Kurdes en lutte, ainsi que de ses soutiens, posant de facto la proposition d’une collaboration plus large contre d’autres mouvements révolutionnaires.

Autre chantage à l’adresse de l’UE, celui des 3,7 millions de réfugié-es syrien-nes aglutiné-es dans das camps de fortune depuis une décennie. Mais l’essentiel pour le président turc dans ses relations avec ses « amis » occidentaux de longue date, est d’entretenir celle avec l’Otan ainsi qu’avec les USA, ces derniers, trop contents de faire la nique à l’UE (sur d’autres sujets capitalistiques).

Un dégagisme

Gonfler le torse à l’extérieur de ses frontières, afin de mieux museler une opposition qui prospère malgré la répression, est un aspect de la politique du président turc. Mais la « crise économique » n’oublie pas la Turquie, d’autant que sa participation au néolibéralisme est active. En mars 2020, le taux de chômage de la Turquie était de 23 %, selon une étude alors que, officiellement, Erdogan publie le chiffre de 13/14 %.

Avec une inflation galopante qui sévit, les prix des produits de première nécessité ont grimpé de 85,51 % en octobre dernier, impactant l’ensemble des classes populaires, dont le mécontentement est aujourd’hui abyssal.

Actuellement, le chef de l’Etat joue son va-tout, tentant par tous les moyens légaux dont il peut disposer d’invalider le parti de  gauche le HDP (2), le seul en capacité de pouvoir lui faire de l’ombre pour les prochaines élections. Or, dissoudre ce principal opposant comporte des risques : conforter un peu plus sur la scène diplomatique le sentiment de son ancrage fascisant qui n’est plus guère contestable. Qui en doute encore ? Deuxième risque : celui de coaliser de plus belle toute l’opposition politique, qui aujourd’hui rêve, éveillée, de le dégager après 20 ans de règne ! Car il y a bien une volonté de dégagisme de tous ceux et celles qui désirent la paix, la démocratie et la justice, la suppression de la presse indépendante, le licenciement de centaines de milliers d’employé-es de la fonction publique n’ayant rien à voir avec la tentative du putsch. Une dissolution du HDP ne devrait pas changer la donne, l’opposition s’y est préparée.

AKP-MHP, même combat !

Lors des présidentielles de mai-juin prochain, le populiste Erdogan peut donc perdre dans sa tentative d’y accéder une fois encore ; sa succession est organisée et le dictateur en est bien conscient ; difficile donc de prédire quoi que ce soit, si ce n’est une campagne électorale « caniculaire », accompagnée de violence.

La première est déjà entamée avec l’agression verbale, politique, diplomatique et militaire contre le mouvement kurde. Mais pour arriver à ses fins le président doit persévérer dans son alliance avec les nationalistes ; la vieille contradiction entre l’islam et le nationalisme laïque de la Turquie moderne est surmontée grâce à leurs ennemis communs : les minorités ethniques et toute la gauche. La « synthèse turco-islamique » fusionne ainsi dans une idéologie hybride : islamisme et  nationalisme. Ce dernier, le MHP (le loup gris) incarne depuis plus de 50 ans un fascisme à la turque. Il trouve ses racines chez Nihâl Atsiz, un écrivain qui fut proche du nazisme et qui élabora les principaux fondements idéologiques du fascisme turc. Le parti est l’allié d’Erdogan depuis 2015, et le processus de fascisation persévère dans son ascension, marqué notamment par une répression féroce contre les Kurdes et l’enfermement de milliers de militant-es.

Une semaine après l’attentat d’Istanbul, les forces aériennes turques bombardaient le Rojava puis lançaient des tirs d’artillerie soutenus, projetant au final une invasion… officiellement, en représailles. En fait, afin d’affaiblir le plus possible ses concurrents électoraux, Erdogan assassine les familles proches du PKK. Sa motivation contient plusieurs facteurs : forcer le PKK à répondre par les armes (ce qui fut fait en réponse à l’artillerie) et ainsi « prouver » aux électeurs-trices et à la communauté internationale du caractère terroriste du mouvement kurde. Démontrer à ses alliés nationalistes qu’il n’abandonne pas la lutte armée contre une minorité, quelle qu’elle soit. Et prouver, qu’en assumant une intervention terrestre pour « balayer » la frontière avec la Turquie sur une bande de 90 km d’Ouest en Est, et de 30 km de profondeur, la « sécurité » turque sera garantie avec l’implantation des millions de réfugiés syriens, détestés aussi bien en Turquie qu’en Syrie (la paix n’est pas encore pour demain). Tout est envisagé afin de rester au pouvoir !

Ont-ils peur ?

En regardant par le petit trou de la lorgnette, on constate que l’Allemagne a vendu à la Turquie le « fameux » char Léopart qu’Olaf Scholz (le chancelier allemand) refusait (encore il y a peu) de fournir à Vladimir Zelenski, craignant une internationalisation de la guerre. Pour sûr, Scholz ne craint pas l’artillerie kurde. En effet, Erdogan s’est servi du Léopart en Syrie contre les Kurdes en 2019. Imaginons un instant des tanks made in Germany tirant sur des troupes de l’Oncle Sam, toujours présent dans le Rojava – pétrole oblige…

Ces pathétiques combines occidentales sont à l’image de la politique de l’Elysée. Il s’agit de bien évaluer les choix politiques de l’État français : un Français qui commet des horreurs contre des Kurdes est une personne psychologiquement instable qu’il importe de « soigner ». Alors qu’un migrant d’origine africaine ou moyen-orientale qui aurait commis le même type d’agression sur des Français-es sera tenu comme un terroriste, un combattant, totalement conscient de ses actes. Imagine-t-on – précise le site Cerveaux non disponibles – un terroriste salafiste-takfiriste (qualifié d’islamiste ou djihadiste par la presse), venant d’effectuer un attentat à Paris, qui serait sorti de l’interrogatoire pour être envoyé en service psy parce qu’on estimerait sa santé mentale incompatible avec une détention ? Le tollé serait monumental. Les exemples comparatifs sérieux ne font pas défaut, ils éclairent les manigances élyséennes.

L’ostracisme que subit la minorité kurde cristallise partout – de Téhéran à Washington – l’hypocrisie de ladite « démocratie libérale », en décrépitude. Quoi de neuf dans la recherche des commanditaires de l’attentat de janvier 2013 ? Absolument rien ! Macron complice !

Enfin, constatons encore que les médias mainstream n’ont pas dévoilé le patronyme du terroriste de ce 23 décembre, William Mallet fut présenté sous le nom de William M. Décidément, aux ordres de qui ?

Le 21 juin dernier – selon le site Mouais – l’agence de presse publique turque a annoncé l’annulation par la Cour Suprême de Turquie du quatrième acquittement de Pinar Selek, prononcé en décembre 2014 par le Tribunal criminel d’Istanbul. Auparavant, elle avait effectivement comparu au cours de trois procédures criminelles, qui ont toutes constaté son innocence, au long des 25 années de persécution politico-judiciaire qu’elle continue à subir. Après l’avoir emprisonnée et torturée pour ses recherches sociologiques sur les Kurdes, le pouvoir turc a décidé de faire d’elle une « terroriste », en fabriquant de toutes pièces les éléments voulus pour démontrer contre toute évidence la survenance d’un attentat, alors que tout a établi que l’explosion du Marché aux épices d’Istanbul de 1998 a été provoquée accidentellement. Or, Pinar est naturalisée française, où elle s’est réfugiée après sa sortie de prison ; pour autant, sa sécurité n’est pas assurée puisqu’un mandat d’arrêt avec extradition est à nouveau relancé. Connaissant la lâcheté de l’État français, un soutien actif est absolument indispensable afin de la protéger !

Sources : Le Monde. En ligne : Contre temps, Cerveaux non disponibles, A l‘encontre…

Article paru dans le n° 89 de la revue Pour l’émancipation sociale.

(1) PKK : Parti des travailleurs kurdes ; YPG : Unité de protection du peuple (basée au Rojava) ; PYD : Parti de l’union démocratique. Trois structures distinctes, que le pouvoir amalgame afin de  ne pas les reconnaître comme des organisations politiques ordinaires.

(2) Le HDP (Parti démocratique des peuples), est une coalition de plusieurs formations politiques (33 associations et groupes) et de 7 partis politiques. Lors du congrès de constitution tenu en 2013, les partis qui le constitue, se situent entre la gauche et le centre gauche : différents socialistes, pour la paix, l’écologie, la défense des minorité, des LGBT+… Si on n’y retrouve nullement la branche politique du PKK, sa présence reste toutefois influente.

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Jano Celle

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