La grève jusqu’au retrait

La grève jusqu’au retrait

Cet article est paru dans le journal de « Verdi », syndicat allemand des salariés des services.

FRANCE – Fin janvier, la plus haute juridiction administrative et consultative du gouvernement français a publié un rapport dévastateur sur le projet de réforme des retraites de Macron. Le rapport confirme toutes les critiques que les grévistes expriment depuis des semaines dans les rues.

Par Guillaume Paoli, traduction française de Raymond Ruck

France en janvier. Des sacs à ordures non ramassés s’empilent sur les trottoirs. Les dockers du syndicat CGT bloquent les ports, les pétroliers bloquent les raffineries. Les turbines des centrales nucléaires sont arrêtées. Des syndicalistes sont interrogés par la police pour avoir coupé le courant dans des endroits stratégiques. Les examens du Bac sont perturbés par les enseignants, les élèves et les parents. Les avocats jettent de manière démonstrative leurs robes devant le ministère de la Justice, les infirmières jettent leurs blouses. L’orchestre de l’opéra en grève, joue pendant les manifestations et les ballerines dansent. Les pompiers en tenue se battent dans la rue avec la police. Chaque fois qu’un membre du gouvernement fait une apparition publique, il est hué par des manifestants. Le plus long conflit social des cent dernières années fait rage dans tout le pays.

La colère est motivée par le plan de transformation du système français de retraite.  Selon le président français Emmanuel Macron, il s’agit pourtant « d’un projet de justice sociale et de progrès ». Cela signifie-t-il, comme le disent les médias, qu’une minorité d’employés souhaite conserver ses privilèges traditionnels ?

Particulièrement bien comparativement à l’UE

Les Français ont de bonnes raisons de vouloir défendre leur actuel système de retraite par répartition. Comparativement à ceux de l’UE, il est particulièrement performant. Il y a 50 ans, un retraité sur trois vivait encore dans la pauvreté, aujourd’hui c’est seulement le cas d’un sur dix. En règle générale, la fin de la vie active ne signifie pas une perte significative du niveau de vie. Cela s’explique notamment par le fait que le taux de cotisation des salariés pour la retraite est presque 10% plus élevé qu’en Allemagne.

Le principe de solidarité sous-jacent pourrait certainement être amélioré, en particulier pour les femmes qui reçoivent généralement une pension nettement inférieure. Cependant, il n’existe pas de besoin impératif de changer le système fondamental. Le déficit du système de retraite n’est pas particulièrement dramatique pour le moment. Il ne représente que 0,1% du produit intérieur brut – ce qui peut d’ailleurs être attribué à la baisse des cotisations patronales. Il ne s’agit donc pas d’une incapacité structurelle de financement.

Cependant le gouvernement veut «simplifier» le système. L’objectif est de remplacer les 42 régimes de retraite existants par un système universel. On aime citer l’exemple du chauffeur de bus parisien, qui prend sa retraite plus tôt et avec des prestations plus avantageuses que son collègue en province. Historiquement les régimes spéciaux ont été négociés dans des entreprises publiques telles que les transports publics, la compagnie ferroviaire SNCF ou la compagnie d’électricité EDF, où les syndicats sont encore puissants à ce jour. Mais plus il y avait de suppressions d’emplois, plus certains de ces régimes étaient déficitaires, car c’est tout simplement, moins d’argent qui rentre. Personne ne nie que l’enchevêtrement des régimes devrait être clarifié. Les salariés qui passent d’un régime de retraite à un autre au cours de leur carrière ont du mal à évaluer pleinement l’intégralité de leurs droits à pension. Néanmoins quelle que soit la manière d’opérer dans la réforme prévue, tout dépend si l’alignement est ajusté à la hausse ou à la baisse.

Beaucoup de tapage pour 1,4 pour cent des salariés

On fait beaucoup de tapage autour des cas particuliers pour garder le silence sur la règle générale. Au bout du compte, les 42 régimes particuliers ne concernent que 1,4% de tous les salariés ! En incluant les règles spécifiques de la fonction publique, vous obtenez 16%. Le reste de la population active cotise au régime général. Mais les plans de réforme de Macron ont également des conséquences importantes pour eux. Aujourd’hui, leur pension est calculée sur la base des 25 meilleures années de la carrière salariale. En lieu et place, chaque salarié devrait accumuler des points à l’avenir. Selon cette doctrine chaque euro versé devrait donner droit à des prestations égales. En fait, cela signifie que les personnes qui obtiennent des augmentations salariales dans leur carrière recevront une pension nettement inférieure.

« Pour moi, ce devrait être environ 30% de moins », estime une employée de banque. Comment la valeur exacte d’un point sera ajustée chaque année et peut-elle également diminuer, relève du mystère. Dans le système «simplifié», personne ne sait combien de pension il recevra finalement. Naturellement, on subodore la mauvaise intention derrière l’ambiguïté. D’autant plus que Macron ne serait pas Macron, s’il n’avait pas exempté les plus hauts salaires de la règle «générale». Quiconque perçoit plus de 10 000 euros de salaire brut par mois ne devrait à l’avenir payer qu’un dixième des cotisations applicables à tout le monde. Ainsi, la caisse de retraite perdrait environ 5 milliards d’euros par an. Voilà pour la restructuration financière.

En outre, le droit à une pension complète est relevé à 64 ans dans une première étape. La litanie qui plaide en France pour un âge de départ à la retraite plus élevé est déjà bien connu en Allemagne : comme les gens vivent plus longtemps, ils doivent aussi travailler plus longtemps. Les manifestants avancent des arguments convaincants contre cette certitude apparente. Tout d’abord, les seniors atteignent un âge avancé précisément parce qu’ils peuvent profiter de vacances perpétuelles (un dimanche continué en allemand) à la fin de leur vie. Ils vivent plus longtemps parce qu’ils travaillent moins.

En revanche ceux, qui lors du grand âge, doivent rester au travail plus longtemps, tombent plus souvent malades. Les dépenses de retraite économisées se traduisent par des coûts de santé plus élevés. En Allemagne, selon le dernier sondage du DGB, 40% des salariés disent qu’ils ne pourront jamais continuer leur travail actuel jusqu’à leur retraite. La moyenne statistique est de toute façon trompeuse. En moyenne, les Français à faible revenu meurent de huit à 13 ans plutôt que la classe supérieure. Et puisqu’ils entrent plus tôt sur le marché du travail, ils paient également des cotisations plus longtemps et financent ainsi également la pension de ceux qui sont déjà en meilleure position. Un traitement uniforme est tout sauf juste.

Du bourreau de travail au grabataire

Lors d’une des nombreuses manifestations, un égoutier retraité raconte :  » Comme moi mes anciens collègues ont pris leur retraite à 52 ans, aujourd’hui ils sont tous morts. Puisque nous inhalons du poison tous les jours dans cette profession, l’âge moyen au décès est de 57 ans. Pour nous, la réforme signifie : crever au travail. » Mais sous la pression des organisations d’employeurs, le gouvernement refuse de lier l’âge de la retraite aux critères de pénibilité. L’espérance de vie en bonne santé est en réalité plus importante que l’espérance de vie. En France, elle est de 63 ans pour les hommes et de 64 ans pour les femmes, ce qui est précisément l’âge de départ prévu, ce qui équivaut à une perspective réjouissante : passer du bourreau de travail au grabataire.

Ce n’est pas seulement depuis hier que le vieillissement de la génération du baby-boom pèse sur les régimes de retraite. Jusqu’à présent, cependant, ils ont pu être ajustés efficacement et des solutions avec une retraite à droits constants seraient en principe possibles. Et d’ailleurs, ce n’est pas vrai non plus que nous vieillissons. L’espérance de vie stagne dans tous les pays industrialisés depuis plusieurs années. Le problème des retraites n’est donc pas démographique. La question est de savoir comment les gains de productivité sont redistribués.

Les opposants de la réforme sont parfaitement convaincus que l’objectif est complètement différent. Il s’agit avant tout de pousser les Français à investir dans des régimes de retraite par capitalisation. Cela correspond à la nouvelle stratégie néolibérale. Les systèmes régulés par l’État sont officiellement maintenus, mais sont étouffés et rendus si incertains que cela devrait conduire les individus eux-mêmes à «choisir» des alternatives privées.

En pleine grève, l’architecte de la réforme des retraites, Jean Paul Delevoye, a dû démissionner car il avait notamment dissimulé parmi ses autres activités, le lobbying pour le secteur des assurances privées. Un document de recommandation adressé au gouvernement par le plus grand gestionnaire de fonds de pension au monde, Black Rock, a fait sensation.  On y relève des mesures d’incitation afin que les Français puissent enfin investir leur épargne dans des régimes de retraite privés.

Les avertissements des syndicats ignorés

Le gouvernement Macron ne doute jamais de détenir à lui seul la vérité. Quiconque la contredit, n’a tout simplement pas correctement compris. Pendant deux ans, la commission des pensions a élaboré son projet sans entendre les avertissements des syndicats. La confrontation frontale a été préféré au dialogue. Le 5 décembre 2019, une grève illimitée des conducteurs de chemin de fer et de métro a commencé. En outre, des enseignants, les éboueurs, les employés des groupes d’Electricité et de Gaz et d’autres sont venus les rejoindre. Les pompiers et le personnel hospitalier étaient en grève pour de meilleures conditions de travail depuis des mois. Le 5 décembre, plus d’un million de personnes ont manifesté à l’appel d’une intersyndicale rassemblant presque tous les syndicats à l’exception de la CFDT, qui a contribué à façonner toutes les « réformes » précédentes. Elle espérait toujours encore être en mesure de mettre en œuvre sa proposition de compromis constructif, elle est favorable au système à points, mais contre la retraite à 64 ans. Se heurtant à l’oreille d’un sourd, elle a rejoint sans enthousiasme la manifestation du 11 décembre.

Aussi intraitable que fut le gouvernement, il commença rapidement à faiblir. Lorsque les policiers ont commencé à grogner, le ministre de l’Intérieur leur a assuré que leur ancien régime de pensions serait maintenu. Au cours de ces semaines tumultueuses, leur soutien était indispensable. Il a été ainsi admis implicitement que le nouveau système n’est après tout pas si avantageux. Lorsque les chauffeurs de camion, les hôtesses de l’air et les marins-pêcheurs ont menacé de se joindre au combat, on leur a concédé à la hâte qu’ils étaient également exclus du projet de réforme « général ». La grève générale devait être évitée à tout prix. En langage clair : ceux qui sont en situation de nuisance sont servis – une incitation claire à continuer les combats.

Avant même le début du conflit lors de réunions interprofessionnelles, le mot d’ordre : « La grève aux grévistes », s’était propagé. Le but étant le retrait complet du projet de réforme, il n’y avait rien à négocier pour les dirigeants syndicaux. Seul compte le rapport de force, les grévistes et manifestants en sont les seuls décideurs. Les cheminots de la CFDT et de l’UNSA se sont mis en grève contre les instructions de leur direction syndicale.

Gilet-jaunisation

À l’heure actuelle, il est souvent question d’une « gilet-jaunisation » de la base. L’année précédente, les gilets jaunes ont montré que l’on pouvait obtenir plus avec la spontanéité, la désobéissance et l’imprévisibilité qu’avec des journées d’action rituelles espacées. Aucune journée d’actions n’était prévue par les organisations confédérales entre le 17 décembre 2019 et le 9 janvier 2020. Néanmoins, on assista chaque jour à des manifestations spontanées, des blocages et des occupations auxquelles ont participé ensemble des syndiqués, des étudiants, des gilets jaunes et d’autres citoyens. Le gouvernement avait espéré que le mouvement allait s’essouffler, en fait les vagues de colère se sont propagées.

Le 11 janvier, le Premier ministre Philippe s’est dit prêt à renoncer « temporairement » à l’âge pivot si les partenaires sociaux avaient la capacité de proposer des financements alternatifs. Une manœuvre cousue de fil blanc : car dans une autre partie de la loi restée inchangée, continuait à figurer une augmentation progressive de l’âge de la retraite. Mais la manœuvre suffisait à la CFDT pour célébrer un compromis victorieux. Il en résulta une brève occupation du siège de la CFDT et des milliers d’adhérents rendirent leur carte. Les médias peuvent désormais affirmer que seuls les «extrémistes» continuent de se battre, d’autant plus que les difficultés financières des grévistes commencent à se faire sentir. Après une grève de 45 jours, la plupart des conducteurs de métro et des cheminots ont voté pour la reprise «provisoire» du travail. Les caisses de grève solidaires mises en ligne n’ont probablement pas suffi à compenser la perte de salaire.

Le pays n’a pas pu être paralysé, mais des actions ciblées, des grèves sporadiques et des formes de protestation médiatisées ont été utilisées. Les journées d’actions successives ne font pas baisser la mobilisation, bien que la police utilise systématiquement des gaz lacrymogènes et des matraques.

Les deux tiers revendiquent le retrait

Selon des sondages, les deux tiers souhaitent toujours le retrait de la loi. Les raisons de celui-ci augmentent toujours plus. Fin janvier, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative et instance de conseil du gouvernement, a publié un rapport dévastateur dans lequel le projet est considéré comme illisible et lacunaire. Se trouvent ainsi confirmées toutes les critiques que soulèvent les grévistes depuis des semaines dans la rue. Même la constitutionnalité du projet est mise en doute. Néanmoins, le pouvoir souligne sa détermination à mener le processus législatif à son terme et, le cas échéant, par décret sans vote par le Parlement.

Bien que le projet de loi rassemble tous les salariés dans leur mécontentement, il est loin d’être le seul motif de plainte. Les infirmières et les enseignantes disent souvent que la perspective de la retraite reste leur seule motivation, car leurs conditions de travail sont devenues tellement misérables par suite des coupes budgétaires. Comme pendant les manifestations des gilets jaunes, le système est contesté car il sacrifie l’existence humaine sur l’autel de la rentabilité et de la maximisation des profits. La surdité obstinée du gouvernement, qui tente de faire respecter son programme par des moyens répressifs, est de moins en moins acceptée.

La loi est actuellement débattue dans les deux chambres du Parlement. Elle devrait définitivement être adoptée au début de l’été. D’ici-là, beaucoup de choses sont susceptibles de se produire.

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Redacteur

2 commentaires

schaffhauser Publié le6:21 pm - février 25, 2020

maintien du salaire à vie et non répartition car actuellement on fait croire que cotiser signifie redistribution, ce qui est totalement faux, le capital a déjà prélevé sa dime, on ne va pas lui laisser encore notre peau.

Jano Publié le7:14 pm - février 25, 2020

Très bon résumé de la situation oppositionnelle à la contre réforme. Aussi bien que produit pas des médias hexagonaux. Un oubli de taille cependant : la maintenance des régimes spéciaux pour la marée chaussée, l’armée…