Le système suisse : pas de Président, pas de Premier ministre – et cela marche quand-même !
La Suisse détient sans doute le record mondial de la stabilité politique : elle a le même gouvernement depuis plus de 170 ans ! Certes les ministres et leurs partis ont constamment changé durant cette longue période, mais il n’y a jamais eu un changement complet de gouvernement. Cette stabilité est due au système politique particulier de la Suisse depuis la première Constitution fédérale de 1848 dont les dispositions essentielles sont toujours en vigueur. Sa partie législative était inspirée par le modèle bicaméral américain : Une chambre qui représente le peuple, le Conseil National (200 membres), et une deuxième dans laquelle chacun des 26 cantons dispose de deux sièges (46 au total, parce qu’il y a six demi-cantons, parmi eux les deux Bâle qui ne disposent que d’un seul siège), le Conseil des États (selon un ancien terme pour « Canton »).
Pour la partie exécutive par contre, les pères fondateurs n’ont pas suivi le modèle américain, car pour un pays aussi divers que la Suisse avec ses quatre langues, un Président à l’américaine aurait été impraticable. Dès lors, on s’est tourné vers un modèle français, à l’époque déjà périmé dans son pays d’origine, celui d’un gouvernement collectif inspiré par le Directoire de 1795-1799 que la France révolutionnaire avait imposé après l’invasion de 1798 à ce qui devint alors la « République helvétique ».
Ce système de gouvernement collectif a fait ses preuves depuis plus de deux siècles au niveau des Cantons. La moitié d’entre eux ont encore aujourd’hui des gouvernements collectifs de 5 membres, le même nombre que le défunt Directoire, ceux de l’autre moitié comptant 7 membres. Ce chiffre « magique » fut aussi choisi en 1848 pour celui de la Confédération, le Conseil fédéral, élu par les deux chambres du Parlement réunies en Assemblés fédérale par bulletin secret.
La Constitution stipule que « Les diverses régions et les communautés linguistiques doivent être équitablement représentées au Conseil fédéral», mais elle ne donne aucun quota. Mais puisque les partis politiques ne sont pas organisées par langues, il y a toujours eu au moins deux francophones parmi les sept membres, ce qui correspond à peu près à cette proportion de la population.
La suisse italophone qui numériquement n’aurait pas droit à un siège en a tout de même eu un durant la plus grande partie de l’histoire de la Confédération, mais avec des interruptions. Ainsi, le canton du Tessin, le seul entièrement d’expression italienne, n’y a pas eu de représentant pendant presque vingt ans après le début de ce siècle, jusqu’à l’élection d’un des leurs fin 2017. Quelques petits cantons de la Suisse centrale n’ont jusqu’ici même jamais eu un Conseiller fédéral, et Bâle-Ville en a eu seulement deux en 170 ans, le dernier était en fonction depuis les années 1960 jusqu’au début des années 1970.
Ce manque d’équilibre géographique est dû au double fait que pendant longtemps, les trois cantons les plus peuplés, Zurich, Berne et Vaud, avaient un droit – non écrit – à un siège au gouvernement et que depuis la révision de la Constitution en 1999, un canton peut avoir plus d’un seul Conseiller fédéral. Même si ceux-ci ne représentent pas leurs cantons, mais le pays entier, leurs origines géographiques ont une importance psychologique.
Le Conseil fédéral n’est pas seulement le gouvernement, mais en même temps le Chef d’État, ce qui lui procure un prestige supplémentaire. Un Chef d’État étranger en visite officielle en Suisse est donc reçu non pas par un seul, mais par sept de ses homologues ! Malgré cela, il existe un Président de la Confédération élu par l’Assemblée fédérale parmi les sept Conseillers fédéraux, mais seulement pour un an, pour donner la chance aux six autres d’accéder à ce poste par ordre d’ancienneté, c’est-à-dire quatre ou cinq ans après leur entrée au gouvernement. En tant que « primus inter pares » (premier entre égaux), le Président garde son ministère pendant la durée de son année de fonction et il n’a pas de pouvoirs spéciaux autres que ses collègues. Son rôle est avant tout de préparer et présider les séances hebdomadaires du Conseil fédéral. En outre, il assume des fonctions protocolaires. Pendant longtemps, il ne lui était même pas permis de quitter le pays pendant l’année de son mandat et par conséquent la Suisse ne rendait pas les visites d’État qui étaient dès lors rares. Cette coutume – non écrite – cessa en 1975, lors du sommet d’Helsinki de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe
(CSCE) : Le hasard avait voulu que le Président de cette année était le Conseiller fédéral en charge des affaires étrangères. Sa participation à ce sommet ouvrait la voie à d’autres visites présidentielles à l’étranger qui se sont multipliées depuis lors, comme les visites officielles au plus haut niveau en Suisse, bien que par intervalles inégaux – ainsi, la dernière visite officielle d’un Président français remonte à 1983, avec François Mitterrand…
Le gouvernement suisse n’est pas seulement le plus stable du monde, mais probablement aussi le plus petit pour un pays de plus de 8 millions d’habitants. Le nombre des ministères – sept – correspond à celui des membres du Conseil fédéral, ce qui implique que certains ministres doivent s’occuper de plusieurs dicastères répartis entre autant de leurs collègues à l’étranger. Ainsi un seul Conseiller fédéral est responsable pour la santé, les affaires sociales, la culture et l’égalité entre hommes et femmes, et une de ses collègues des transports, de l’énergie, de l’environnement et de la communication. Oui, « une » collègue, car depuis 1984, le Conseil fédéral compte parmi ses membres aussi des femmes. Il il y avait même pendant quelques années une majorité féminine ! Les autres ministères sont : les affaires étrangères, la défense, les finances, l’économie ainsi que justice et police. En 2020, trois des sept membres du Conseil fédéral sont des femmes.
Autre spécificité helvétique : Les membres au Conseil fédéral choisissent eux-mêmes leurs ministères, de nouveau par ordre d’ancienneté, de sorte que les nouveaux venus doivent se contenter des dicastères dont les « anciens » ne veulent plus. Cette répartition des tâches se fait en toute autonomie, sans aucune influence du Parlement et des partis politiques, à huis clos, en l’absence même des trois secrétaires qui assistent normalement aux séances du gouvernement.
Les membres du Conseil fédéral sont élus individuellement par l’Assemblée fédérale après chaque élection parlementaire pour une durée de quatre ans qui correspond à celle des deux chambres du Parlement élus par le peuple. Une fois élu, un Conseiller fédéral ne peut pas être renversé pendant son mandat de quatre ans, ni le gouvernement dans son ensemble, car la Suisse ne connaît ni motion de censure ni procédure d’« impeachment ».
Mais après chaque élection des deux chambres du parlement, les sept membres doivent se soumettre à une réélection, de nouveau un à un, par ordre d’ancienneté. Or les cas de non-réélection sont extrêmement rares. On ne compte que quatre en 170 ans, une au 19me siècle, aucune au 20me, mais déjà deux depuis le début de notre siècle. Les changements au Conseil fédéral se font normalement par décision individuelle de ses membres qui choisissent de se représenter ou non, s’ils ne démissionnent pas volontairement pendant la durée de leur mandat.
Les membres du Conseil fédéral restent ainsi en office en moyenne pendant une dizaine d’années. Le nombre maximal de ses membres remplacés en même temps a été de quatre, et ceci seulement deux fois en 170 ans, la dernière fois il y exactement 60 ans, en 1959.
Cette année-là était le début de ce qu’on appelle depuis lors la «formule magique » de la composition du Conseil fédéral. Elle stipule que les trois plus grands partis politiques ont chacune deux sièges et le plus petit un seul. C’était l’aboutissement d’un processus plus que centenaire qui commença avec la Constitution de 1848.
Celle-ci avait été adoptée après une brève guerre civile entre les cantons citadins, libéraux et protestants comme Zurich, Berne et Vaud d’une part et les cantons ruraux conservateurs et catholiques de la Suisse centrale de l’autre. Le camp libéral qui s’était inspiré des idées de la Révolution française de 1830 sortait vainqueur de cette guerre qui avait duré trois semaines et avait couté la vie à une centaine de soldats.
Le premier Conseil fédéral était dès lors composé par sept membres du parti libéral qui se nomme aujourd’hui « Parti Liberal-Radical » (PLR) grâce à une solide majorité au Parlement.
Après 1848, la Suisse était donc gouvernée pendant plus de 40 ans par un parti unique, et ce n’est qu’en 1891 qu’un membre du parti catholique-conservateur (aujourd’hui Parti Démocrate-Chrétien, PDC) était élu au Conseil fédéral. Ces deux mouvements politiques qui avaient marqué la jeune Confédération pendant la deuxième moitié du 19me siècle étaient rejoints au début du 20me par le Parti Socialiste (PS) qui pouvait renforcer sa représentation au Parlement de manière significative après le passage au système proportionnel aux élections de 1919.
Mais la majorité des deux partis traditionnels considérait que le PS n’avait pas sa place au Conseil fédéral, surtout parce qu’il avait été l’acteur principal de la grève générale qui avait secoué le pays en 1918. Par contre, dix ans plus tard, en 1929, un troisième parti, plutôt conservateur, obtint un siège au gouvernement, le parti agrarien, aujourd’hui Union Démocratique du Centre (UDC). Ce n’est qu’en 1943, en pleine deuxième guerre mondiale, que le PS put enfin envoyer un représentant au Conseil fédéral, pour renforcer la cohésion de la Suisse complètement encerclée par l’Allemagne nazie, l’Autriche annexée, l’Italie fasciste et la France occupée.
Par toutes ses adjonctions – y compris d’un deuxième siège pour le PDC – le PLR avait perdu sa majorité au Conseil fédéral au cours des années 1950. Il devenait dès lors de plus en plus urgent d’adapter la composition du Conseil fédéral aux réalités politiques de l’après-guerre, mais ce n’est qu’en 1959 que les partis politiques se mirent d’accord – sous la conduite du PDC -sur la « formule magique » selon laquelle les trois plus grands partis (PLR, PDC, PS) avaient chacun deux sièges au gouvernement et le plus petit (UDC) un seul. Cette formule qui assurait au Conseil fédéral une majorité de presque 80% au Parlement est encore valable aujourd’hui, bien qu’elle s’applique depuis le début de ce siècle par géométrie variable : Le parti UDC avait considérablement renforcé sa représentation parlementaire depuis 1991, surtout grâce à son opposition contre l’adhésion de la Suisse à l’Espace Economique Européen (EEE), un accord entre l’UE et les pays de l’Association Européenne de Libre-Echange (AELE). En 2003, il réussit d’obtenir un deuxième siège au Conseil fédéral, en la personne de son chef de file Christophe Blocher, l’homme politique suisse le plus influent de cette époque. Cette opération qui était alors considérée presque comme un coup d’état quoique légitime, était devenu possible avec l’appui du PLR, au dépens du PDC qui depuis lors ne dispose plus que d’un seul siège. C’était la première fois depuis plus d’un siècle qu’un membre du gouvernement n’était pas réélu.
Quatre ans plus tard, retour de manivelle : Blocher dut céder son siège à une collègue de son propre parti mais qui en fut immédiatement exclue et forma son propre parti. Mais puisque celui-ci n’obtint pas la majorité absolue de l’Assemblée fédérale requise pour siéger au Conseil fédéral, il a disparu du gouvernement après les élections de 2017 auxquelles cette ministre ne se représenta plus. L’UDC regagna ainsi son deuxième siège.
Cette longue évolution prouve que la composition du Conseil fédéral ne reflète pas immédiatement les résultats des dernières élections parlementaires, mais que les changements au sein du gouvernement se font avec un décalage qui autrefois pouvait durer des décennies, mais qui s’est raccourci à notre époque. Ainsi la candidature – féminine – du parti des Verts qui a obtenu aux élections du 20 octobre 2019 autant de sièges au Conseil national que les deux partis traditionnels que sont le PLR et le PDC, était loin d’obtenir la majorité absolue des deux chambres du Parlement réunies en Assemblée fédérale le 11 décembre 2019.
Ainsi le PLR a pu garder son deuxième siège, dont la perte n’aurait pas seulement constitué une défaite pour le parti « fondateur » de la Suisse moderne, mais aussi pour le Tessin dont le ministre PLR, Ignazio Cassis, responsable des affaires étrangères, était la cible de l’attaque par les Verts. Cette non-élection n’a donc pas seulement garanti la stabilité politique du Conseil fédéral, mais aussi l’équilibre linguistique du pays.
Hans-Jörg Renk, Décembre 2019
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