Article paru dans le mensuel Pour l’Emancipation Sociale – n°61 mars 2020.
Les combats du mouvement ouvrier, dont le rapport de force qu’il engage contre le patronat et l’État patron, à chaque dégradation liée au droit du travail, ne penche plus à son avantage depuis des années… Mais la CFDT, qui a abandonné la mobilisation au profit de la négociation, et seulement la négociation, perd elle aussi tous ses « combats ». Ainsi le forcing au négoce ; ces sempiternelles rencontres avec le Médef et avec l’État capitaliste ne lui sont pas davantage favorables que ne le sont les appels à lutter de la CGT, Solidaires, FSU, CNT, parfois FO, considérés par tout le mainstream comme « extrémistes », favorisant, paraît-il, le conflit social à la négociation (sic) ; ce qui est archi faux ! Mais un patron préfèrera mille fois discuter avec la CFDT, qu’avec une organisation citée ci-dessus. La réciprocité du « dialogue »entre la centrale dite réformiste et le patronat ou l’État, est en soi déjà une complaisance. Mais est-elle la seule, oui et non. Pourquoi assister à la négociation lors d’annonces défavorables pour les travailleurs-euses, alors qu’en amont, les jeux sont faits ? Relativisons néanmoins, toutes les autres organisations syndicales sont réformistes – hormis la CNT, la seule à se revendiquer syndicaliste révolutionnaire, pour l’expropriation du patronat – elles participent donc à la gestion du mode de reproduction de la richesse tel que le/la travailleur-euse le subit. Pour autant, elles ne baignent pas dans une condescendance, une bienveillance, une servilité, un consentement, un privilège, un assentiment… à l’image qu’entretient la confédération de Laurent Berger, comme le monde du travail à une fois de plus pu le constater lors du mouvement de lutte et de grève de cet hiver contre la casse des statuts corporatifs du droit de retraite, de l’augmentation des années de turbin, de la baisse de la valeur des points…
De son origine complaisante…
Au lendemain de 14-18, afin de concurrencer la Confédération Générale du Travail (CGT), le patronat français, inspiré par sa branche Sidérurgie (1) soutien la création de la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens). Cette confédération n’entend pas s’inscrire dans la lutte de classe, mais dans le cadre de la DSE (doctrine sociale de l’église). Il s’agit alors de promouvoir – au-delà des classes – des liens « fraternels » entre croyants, où le conflit social est proscrit. Porter la parole ouvrière en foi patronale : co-gestionnaire, « revendiquant » l’exploitation du prolétariat avec « souplesse » et humanité, concurrencer la CGT, et donc faire douter les travailleurs-euses de la lutte pour acquérir droit et justice sociale.
La dynamique de la centrale, taxée par les rouges de jaunes (non grévistes), perdurera… Comprenons bien que ces jaunes n’ont rien à voir avec le mouvement des gilets jaunes, hétérodoxe peut être, mais en tous les cas aux antipodes de la négociation soi-disant démocratique.
Après 39-45, un tournant s’opère au sein des structures locales et de branches, jusqu’à son congrès confédéral de 1964, où une rupture intervient avec un courant revendicatif anti-patronal croissant, dont l’influence marxiste – avec environ 70 % des mandats syndicaux – marquera de son empreinte un virage nettement à gauche.
En soi, être croyant-e n’est pas un péché, on peut avoir la foi en une église et pratiquer, tout en luttant vaillamment… C’est ce que prouveront une partie des militant-es de la jeune confédération naissante, qui mandatera au Secrétariat Confédéral (SC) Eugène Descamps, qui animait déjà une « reconstruction » pour une « déconfessionalisation »… Dorénavant, la confédération comptera parmi ses militant-es des croyant-es et des non-croyant-es.
Le paradigme de la DSE dissimule les rapports de classe, ce que réfutait la « minorité » agissante, aussi la nouvelle appellation sera CFDT (Confédération française démocratique du travail). chrétiens laisse sa place à démocratique, alors que travailleurs est remplacé par travail. Le bémol est de taille, c’est une grosse baffe pour l’Église et le patronat.
Par contre, les minoritaires (environ 10 %) décidèrent de maintenir la CFTC…
… Au printemps autogestionnaire…
La CFDT déclare désormais placer son action dans l’esprit de la lutte des classes. Pour marquer une distinction avec la CGT, et bâtir une identité « originale », la confédération optera pour un « syndicalisme d’autogestion ». Elle se rapprochera du PSU (parti socialiste unifié) qui revendiquait cette même prétention. On pouvait alors dire que la CFDT est au PSU, ce que la CGT est au PCF. Avec toutefois une grosse nuance, la CGT est alors sous le contrôle du parti, d’où d’ailleurs la scission de 1947, provoquée par la CIA et l’AFL CIO (2) avec la création de la CGT-FO ; à la recherche de l’action syndicale indépendante.
En 1968, pour son projet de société, l’autogestion devient la praxis de la CFDT. Jusqu’au milieu des années 1970, le discours CFDétiste est considéré radical. Il emprunte au marxisme sa position anti-capitaliste. Le « socialisme autogestionnaire » est l’alternative au capitalisme, mais également au « socialisme d’État ».
Or, avec Edmond Maire, au SC depuis 1971, le vent commence à tourner. La CFDT participe en 1974 activement aux Assises du socialisme organisé par le PS. De nombreux syndicalistes CFDT seront présents. Et beaucoup profitent de l’occasion pour adhérer au PS. Ils animeront une approche chrétienne de gauche derrière M. Rocard (qui a quitté le PSU sur fond de conflit…). Cette tendance se baptisera la deuxième gauche. Ce virage centriste de la CFDT créera aussi des conflits internes, et poussera à la porte de la confédération les adhérent-es fidèles à l’action radicale et à l’autogestion.
… En passant par un « recentrage »…
La centrale prescrit une dialectique qui se veut « pragmatique » de l’action syndicale : suite à la rupture de l’Union de la gauche en 1977, suivie de son échec aux élections législatives l’année suivante, la CFDT d’Edmond Maire décide de changer en profondeur de stratégie en organisant un mouvement de « re-syndicalisation » (« recentrage sur l’action syndicale »), qui consiste à s’éloigner de la CGT et à prendre, notamment, de la distance avec les partis politiques. Elle appellera pourtant à voter socialiste à la présidentielle de 1981.
En parallèle, la confédération marginalise également son engagement pour l’autogestion : Pierre Rosanvallon (conseiller économique au BC) théorise une vision autogestionnaire comme un tremplin vers un libéralisme (sic). Et, nouvelle entorse à sa règle anti-politicienne, en soutenant le tournant de la rigueur mené par le gouvernement de Pierre Mauroy 1983.
Enfin, elle n’hésitera pas à soutenir des contre-réformes menées par la droite lorsqu’elles lui paraitront justifiées.
Une minorité militante conteste le recentrage. Au congrès de Strasbourg en 1988, Jean Kaspar obtient le mandat de SC… Quelques semaines plus tard, une scission éclate à la fédération des PTT, les opposant-es à la ligne fédérale – fidèle au BC, créent Sud-PTT (Syndicat unitaire démocratique), au terme d’un conflit politique au sein de cette fédération ou des adhérents-es furent démandaté-es, refusant la droitisation. Ces militant-es enfonceront le clou autogestionnaire en mettant l’accent sur une démocratie interne au fonctionnement et à l’activité syndicale à Sud-Ptt.
Durant le mouvement historique de grèves et de manifestations qui paralysa le pays en 1995, Nicole Notat, successeur de Kaspar, soutient le Plan Juppé (Retraite & Sécu)… La CFDT devient l’interlocutrice privilégiée du patronat et de l’État. Elle prendra la présidence de la CNAM (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés) et de l’Unédic (gestion de la caisse des Assédic/Pôle Emploi).
Ces choix – parmi d’autres – portent la confédération aux antipodes de son action syndicale de 1964, et entame un renouement avec ses origines de l’entre deux guerres, accentuant la saignée de ses troupes, dont certains rejoindront la Cgt ou Sud, ou se dé-syndicaliseront définitivement.
… Pour renouer avec ses origines…
François Chérèque, le « patron » de la CFDT, négocie en 2003 avec le 1er ministre J.P. Raffarin, alors que l’intersyndicale craque, puisqu’elle seule, avec la CGC (syndicat des cadres), signe des accords – régressifs : les principales dispositions de cette « réforme » des retraites incluent un allongement de la durée de cotisation, des incitations à l’activité des « seniors », la création d’un système de retraite par capitalisation…
À la suite du rejet du traité constitutionnel européen en 2005, la centrale, après avoir appelé à voter Oui, participe à la création, au coté Joël Roman et Jean-Pierre Mignard (3), du mouvement Sauvons l’Europe, dont elle seramembre.
Selon un sondage Ifop-Ouest France Dimanche du 23 avril 2006, la CFDT est la confédération à laquelle les Français font le plus confiance (61 % contre 51 % pour la moyenne des syndicats). Alors qu’elle était toujours en seconde position derrière la CGT lors des élections professionnelles, où elle recueillait environ 25 % de suffrage, voire moins.
Certes, lors dudit référendum, les sondages avaient également donné la victoire au Oui, la réalité fut tout autre… Ce sondage a sondé des français-es et non des salarié-es, sinon le résultat en aurait été tout autre…
Les prises de position du BC, mais également des bureaux fédéraux entacheront sa crédibilité, de nombreuses adhésions ne se renouvelleront plus et des syndicats quitteront le navire.
La dernière lutte interprofessionnelle et intersyndicale de la CFDT remonte à 2010, lors de grèves et de manifestations contre notamment l’allongement du départ à la retraite de 60 à 62 ans.
Pourtant, depuis 2010, les régressions sociales tombent une après les autres…
Le 11 janvier 2013, la CFDT fait partie des trois syndicats (avec la CFTC et la CFE-CGC) à avoir signé l’accord « sécurisation de l’emploi » avec le Médef. Accord vivement critiqué par les autres syndicats.
Retour à la case départ !
Sur son site, la CFDT en 10 points, le 4° (notamment) est évocateur : « La CFDT n’est ni de gauche ni de droite, elle est du côté des salariés. Son premier objectif est d’obtenir des droits nouveaux pour les salariés en faisant reculer les inégalités (…) » Et partir en retraite avec un taux plein à 64 ans plutôt qu’à 60 !!
Depuis l’aube de l’humanité, les droits des individus ont été forgés « à la force du poignet », en imposant un rapport de force, obligeant les détenteurs du pouvoir à partager, ou à s’enfuir… Mais au XXI° siècle, la CFDT prétend faire reculer les inégalités, armée de l’unique négociation, dont elle ne maîtrise ni le calendrier, ni la teneur du négoce, sans menace réelle d’un conflit social. Alors qu’elle fait face aux capitalistes totalement débridés (le néolibéralisme), tant ils sont protégés par le pouvoir politique.
Aussi, elle pioche pour son action syndicale par un projet, « syndicalement » « pas très catholique », en créant le Pacte du pouvoir de vivre : faire vivre la démocratie (…), en relation cette année avec les élections municipales : proposant 10 mesures à mettre en place par les communes (sic).
Nous sommes loin de L’affaire LIP (4) et Schlumpf (5).
Cet article ne cherche pas à viser les adhérent-es de la confédération, il en est des intègres et des lucides quant au droit et à la défense du salariat (ex : la grève des CFDistes de la SNCF), mais au fonctionnement directionnel qui s’apparente davantage à la systémique pyramide qu’à un confédéralisme.
La confédération de Berger est condamnée par la Cour d’Appel de Paris à verser à son ancien syndicat du commerce (SCID) la somme de 26 000 € de frais de justices et de dommages/intérêts, et annule le placement sous administration provisoire du SCID par la CFDT.
En conflit ouvert en 2014 avec le BC sur l’ouverture des magasins le dimanche, le Syndicat commerce inter-départemental d’Île-de-France est repris en main par la direction. D’abord via la fédération des services, puis directement par le BC. Celui-ci vote la mise sous administration provisoire du SCID, en invoquant l’article 26 des statuts confédéraux et l’article 48 de son règlement intérieur. Or ces deux articles ne lui permettent pas cette décision. Dixit le tribunal ce jeudi 16 janvier 2020 : « il ne ressort pas des statuts de la CFDT ni de son règlement intérieur dans sa version en vigueur à l’époque des faits que la confédération avait le pouvoir de mettre un syndicat confédéré sous administration provisoire ou sous tutelle ». Ainsi, « la CFDT a outrepassé les pouvoirs que lui conféraient ses statuts », et que le SCID « a été victime d’un abus de pouvoir et d’une atteinte à sa personnalité morale ».
« Pour nous neutraliser, Laurent BERGER avait en 2015 mis autoritairement et brutalement notre syndicat “sous tutelle”. Nos locaux ont été vandalisés par la CFDT, nos documents confisqués, nos comptes bancaires accaparés, notre site internet fermé », indique le syndicat sur son nouveau site.
A l’offensive sans les jaunes
Le mouvement ouvrier accumule défaite sur défaite, occasionnant une désyndicalisation, une désorganisation, une « culture » de l’abandon, de l’échec, et le plus grave, du fatalisme. L’individualisme, rampant depuis plus de 50 ans, et le repli sectaire ont développé l’égocentrisme, des philosophies abstraites à l’emporte pièce, favorisant un « citoyennisme » soucieux de libertés sociétales (ex : procréation, mariage gay, etc.) – avec pourtant un recul des libertés dites fondamentales (solidarité considérée comme illicite avec les migrant-es, tolérance limite au droit de manifester, etc.) au détriment des intérêts matériels & moraux des travailleur-euses.
Mais la désyndicalisation provient également des échecs de l’action syndicale dans sa globalité, sa stratégie a omis de mettre en relief la contradiction entre les producteurs et le capital. En abandonnant cette confrontation, les travailleurs-euses se sont mué-es en consommateurs, ils et elles ont coupé l’herbe sous leur pieds.
La conscience de classe est profondément lézardée, au point où lors d’un mouvement de lutte, les classes populaires espèrent une intersyndicale complète. Et c’est une erreur : à chaque fois que les « jaunes » (Cfdt, Cftc en particulier) s’implique dans la lutte, c’est pour l’abandonner après quelques jours, et systématiquement, la mobilisation s’étiole…
Il est temps de cesser d’aspirer à ces intersyndicales, totalement contre productives (excepté quelques rares cas dans des entreprises).
En guise de conclusion, constatons qu’à la CFDT, faire cavalier seul pour une stratégie de la négociation uniquement n’amasse pas de victoire, exemple d’essentielle importance : la pénibilité. Depuis 20 bonnes années, cette confédération (BC & fédérations) tente d’arracher au patronat des mesures avantageuses pour les salarié-es exposé-es à la pénibilité. En vain !
D’ailleurs, quel travail n’est pas pénible ?!
A propos du dernier conflit sur les retraites, un mandaté CFDT chez Carrefour s’exprime : « Pour moi, Laurent Berger joue le jeu plein du libéralisme, ce n’est plus un syndicalisme réformateur mais un syndicalisme néolibéral, ajoute-t-il. On fait rentrer l’âge pivot dans le jeu de la négociation, comme une baballe, et pendant ce temps, on passe à côté des trous abyssaux de cette réforme. (…) » (4)
Tout est dit, la CFDT a repris l’étendard patronal comme en 1924.
Jano Celle, le 23 mars 20.
Sources, sur le net.
(1) À la suite de la grève générale chez Schneider & Cie au Creusot en 1899, le président du Conseil Waldeck-Rousseau autorise, notamment, la création de syndicats ouvriers à l’initiative du patron… En réponse aux syndicat dits rouges (la couleur de la colère et de la révolte), les industriels baptiseront leurs regroupements de syndicats jaunes. De cette initiative, fleuriront d’autres syndicats jaunes, qui tenteront de se fédérer au sein d’une fédération nationale des jaunes de France. Ces derniers ne faisant jamais grève, les grévistes les traiteront de traîtres à la classe ouvrière et de « jaunes ». Depuis, le qualificatif a pris une coloration péjorative.
(2) CIA, les services secrets US – l’AFL CIO, American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (Fédération du travail et du congrès syndical de l’industrie – syndicat de salariés, réformiste et proche du parti démocrate).
(3) Joël Roman, philosophe, essayiste… Il prône « un multiculturalisme à la française », qui reconnaisse le pluralisme social et culturel de la société française. Jean-Pierre Mignard, avocat, essayiste et homme politique. Il est un ami intime de François Hollande. Il participe à la campagne de Ségolène Royal en 2007. En 2011, il apporte son soutien à la candidature de DSK. Il s’engage dans la campagne d’Emmanuel Macron…
(4) En 1973 chez Lip, éclate à Besançon (25) une grève, avec un mouvement de lutte qui perdurera durant trois ans. L’usine Lip, à cette époque, est la principale manufacture horlogère de France. Suite à des difficultés de gestion et de concurrence internationale, le dépôt de bilan, la fermeture du centre de production et le licenciement des 1100 salarié-es sont prononcés. Mais c’était sans compter avec l’intersyndicale et en particulier la CFDT (1er syndicat de l’entreprise). Le 29 septembre 1973, une manifestation réunit à Besançon, déclarée ville morte, plus de 100 000 manifestant-es. La lutte des Lip condense l’histoire du monde ouvrier : grève, occupation, autogestion… Les ouvriers, soutenus par notamment la CFDT, travaillent à leur propre compte et produisent des montres dans leurs usines, avant de les écouler lors de « ventes sauvages » ; mais aussi à cause de l’aspect politique de l’affaire qui prend un tournant national quand le gouvernement de l’époque n’a d’autre choix que la mise à mort de l’entreprise afin d’éviter une « flambée ouvrière et syndicale » au niveau national.
(5) En 1977, dans une filature de laine à Malmerspach (68), les machines sont arrêtées, le personnel est licencié, la liquidation prononcée. Précédemment, en juin 1976, les patrons, les frères Schlumpf, annoncent qu’ils sont prêts à céder leurs entreprises pour le franc symbolique afin de se consacrer à leur musée automobile qu’ils espèrent bientôt ouvrir à Mulhouse. Mais les travailleurs-euses les devancent et occupent le futur Musée national et le centre de production. Là encore, grève et occupations seront épaulés par le 1er syndicat dans l’entreprise, la CFDT. Son « leader » est Jean Kaspar. Ce personnage ambiguë, ne fut qu’un homme de transition cédant très vite la place à Nicole Notat.
(6) https://www.mediapart.fr/journal/france/150120/retraites-tensions-la-cfdt-et-menaces-de-demission-n-ebranlent-pas-la-direction
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